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Voyage organisé

Dans le bureau du directeur de la clinique Partir-en-toute-dignité, l’ambiance est tendue. - Madame, vous avez 59 ans ! - Bientôt 60 ! D’ailleurs, j’espère bien les « fêter » chez vous ! - Je ne crois pas, non. - Je ne comprends pas... J’ai réuni la somme pourtant! Ça fait dix ans que j’économise pour me payer ce suicide! - Nous ne sommes pas une agence de voyage ! - Presque ! Avouez qu’un suicide assisté, ça se rapproche fortement d’un voyage organisé. Un voyage vers l’au-delà... - Ça suffit ! Vous me faites perdre mon temps. Si vous n’aviez pas écrit n’importe quoi dans votre dossier, jamais je ne vous aurais rencontrée. Il est hors de question que je donne une suite favorable à votre demande. Sortez de mon bureau, j’ai des sujets sérieux à traiter ! - Des sujets sérieux ? Mais j’en suis un, de sujet sérieux ! Je suis atteinte d’une maladie mortelle qui s’appelle la VIE ! Croyez-vous que demander une mort programmée est une décision qu’on prend à la légère ? Il m’a fallu 15 ans de psychanalyse pour consolider mon choix. Et puis, je vous interdis de dire que j’ai écrit n’importe quoi ! - Ah mais si ! Je vous cite : « Depuis que ma maladie s’est déclarée vers l'age de 20 ans , mon corps a incroyablement changé. Je ne me reconnais plus. Quand je me regarde dans le miroir, je me demande qui est la créature que j’observe. Les effets de ma décrépitude me provoquent des souffrances terribles. Depuis que j’ai compris ce qui m’attendait, chaque jour qui passe me coûte. Je suis si fatiguée par cette affection qui me ronge le corps et l’esprit que je n’arrive plus à dormir. Je suis plongée dans un cauchemar éveillé. Cette maladie vicieuse devient une véritable torture. Comme je suis trop affectée pour vous écrire une longue lettre, je vous propose de nous rencontrer. Ce sera peut-être plus facile. - Tout est vrai là-dedans! Et je peux vous le démontrer ! - J’aimerais bien voir ça ! - Pas de problème, j’ai amené des photos. Vous voyez là ? J’avais 3 ans ! Sur celle-ci 20 ans. Vous n’allez pas me dire qu’on n’y voit pas les effets de ma maladie ? Et attention... préparez-vous... tatata ! Me voilà à poil à presque 60 ans ! Ne détournez pas les yeux! Cessez de faire votre chochotte ! Moi je vis avec ce corps-là tous les jours ! Et le pire, c’est que ça ne va pas aller en s’arrangeant ! Mes seins vont bientôt ressembler à deux figues séchées qui pendront misérablement sur un ventre blanc et bedonnant. Mon visage prendra des airs de sorcière, tandis que mon cerveau deviendra progressivement une vague compote de souvenirs qui me fera dire n’importe quoi. Quand on me croisera dans la rue, on ne dira plus « T’as vu la femme ? » non, non, on lancera : «  t’as vu la vieille ? » Je ne veux pas devenir un vieux machin qui bave, à qui on essuie le cul! - C’est gai ! Tout le monde ne finit pas comme ça. - Ah oui ? Allez faire un tour en gériatrie et après on en reparle, vous voulez bien ? - Vous êtes folle ! - Non. Mon seul problème, c’est que je suis atteinte de lucidité aigue ! Je suis si lucide que chaque jour qui passe m’angoisse. Le soir, quand je vais me coucher, c’est toujours la même chose. J’entends dans ma tête ce terrible le tic-tac qui me dit que la journée que je viens de vivre ne reviendra plus. C’est un compte à rebours qui me rend complètement dingue. - Vous pourriez voir les choses autrement. Et vous dire : « Chouette demain, je vais vivre une nouvelle journée ! » - Je pourrais en effet. Mais je n’y arrive pas ! D’ailleurs si c’était le cas, je ne serais pas ici. Ecoutez, on ne va pas en parler pendant de heures toute de même ! Partez du principe que je suis atteinte d’une maladie incurable et que, par conséquent, il est légitime que je demande le suicide assisté. C’est simple comme bonjour ! - Au revoir ! - Je ne sortirai pas d’ici sans votre accord. Je veux que vous m’aidiez à mourir pour mes soixante ans. - Jamais! Est-ce que vous vous rendez compte qu’il y a des gosses qui luttent chaque jour pour vivre un jour supplémentaire ? N’avez-vous pas honte ? - La morale maintenant ! Pfff... Vous me faites penser à ces parents qui disent à leurs gosses qui ne veulent pas finir leur assiette : "Tu sais qu' il y a des gens qui meurent de faim ? "....On fait quoi ? Un Chronopost avec les restes pour le tiers monde ? - Vous êtes cynique ! - C’est la vie qui est cynique, pas moi. Je n’ai jamais demandé la vie. On me l’a imposée. Je trouve donc qu’il est légitime de ma part d’avoir la liberté de choisir ma mort. - Pourquoi ne vous suicidez-vous pas toute seule, comme une grande ? Il y en a plein qui font ça tous les jours ! - Je ne peux pas... - Ah ? Pourquoi ? - Parce que... - Parce que quoi ? -... Je suis douillette ! - Voyez-vous ça ! - Se couper les veines, ça doit faire un mal de chien et je ne vous parle même pas de la défenestration ou de la pendaison; pire de la noyade ! Il paraît que sous la pression de l’eau les poumons éclatent !... Non vraiment, ça je ne peux pas. Si j’étais dépressive, ce serait plus facile. - Je m’attends au pire ! Qu’allez-vous me sortir encore ? - Pour les dépressifs, c’est « simple » de se suicider. Leur souffrance psychique est tellement insupportable que finalement la douleur physique est presque une délivrance. - Comprends pas. - Vous voulez une démonstration pratique ? Le directeur fait signe que oui de la tête. - S’il vous plaît, ne bougez pas ! Margaux se lève, fait le tour du bureau et demande au directeur de tourner son siège de manière à ce qu’il soit bien en face d’elle. Là, elle lui répète de ne pas bouger, de souffler et de se détendre. C’est alors que de toutes ses forces, elle lui écrabouille le pied ! - Vous avez très mal au pied, hein ?  Eh bien ça, voyez-vous, ça représente la douleur psychique. Ca fait mal,n est ce pas ? Vous aimeriez que cette douleur cesse... Margaux ne lui laisse pas le temps de réagir que déjà elle lui flanque une magistrale baffe dans la tronche en disant : - Et voilà la douleur physique !Plus de douleur psychique !  Le directeur se met à lancer des jurons bien corsés. - Vous avez compris le principe ? Une douleur chasse l’autre ! Arrêtez de balancer vos insanités, je vous signale que c’est vous qui avez voulu une démonstration. - Vous êtes une grande tordue ! - Non je suis d’une grande logique ! Le directeur passe la main sur sa joue toute rouge et réfléchit au moyen de la coincer dans son raisonnement. Il regarde un instant par la fenêtre, les yeux dans le vague... Son attention est attirée par un petit moineau qui chante. Margaux qui regarde également ce petit oiseau lui dit dans son dos : « Il est trop mignon celui-là ! » Ca y est ! Il sait enfin comment la coincer : L’Amour de la vie ! - Donc, si vous n’êtes pas dépressive, on peut conclure que vous aimez la vie, n’est-ce pas ? - Ah ça oui ! Je l’adore, je l’adule ! La vie, c’est ma passion ! - Eh bien alors pourquoi voulez-vous la quitter ? - Vous êtes idiot ou vous le faites exprès ? - Si vous voulez que je vous écoute, il va falloir changer de ton ! - J’ai un amour passionnel pour la vie. Pourtant, à la base, je la détestais ! Car faut bien dire ce qui est : La vie, c’est quand même un bon paquet d’emmerdes, d’efforts et de souffrances ! Mais entre tout ça, il y a de véritables pépites ! - Ah ? - Oui, l’Amour par exemple ! Sous toutes ses formes ! L’Amour, c’est le soleil de l’existence. C’est la délicieuse bouffée d’air frais quand on s’asphyxie. L’Amour, c’est le partage, la passion, le rire et l’envie. L’Amour, c’est LA vie ! Mais il n’y a pas que ça qui fait que j’aime la vie... Il y a ces moments de grâce où l’on se trouve si bien qu’on a l’impression d’atteindre le divin. Il suffit de regarder une œuvre d’art, un paysage, un ciel étoilé... - Plus vous vivrez, plus vous connaîtrez des moments de grâce. - Je sais... Et c’est pour ça aussi que je veux mourir. - Vous n’êtes plus du tout logique. - Si bien sûr. Plus j’attends pour mourir, pire ce sera. Plus je vis, plus je m’attache. Si je dois mourir vieille, avec plein de souvenirs dans la tête, je vais vivre ce moment dans un déchirement extrême. Je n’ose imaginer la douleur qui envahira mon cœur, mon âme, mon être tout entier. Comme accepter de tout quitter quand on est solidement amarré à son trésor ? C’est comme arracher un enfant du ventre de sa mère. S’il vous plaît, je vous le demande du fond du cœur, aidez-moi à mourir tant que je m’en sens encore capable. - En fait ce que vous attendez de moi c’est que je coupe ce cordon ombilical qui vous attache à la vie ? - C’est ça ! - Je ne sais pas quoi vous dire... - Oui ? - Non. J’ai pour mission d’aider les gens qui souffrent VRAIMENT ! Quand bien même la peur de quitter cette vie serait pour vous une souffrance intolérable au quotidien, il m’est impossible d’y porter crédit. Ma réponse est non et je ne reviendrai pas dessus. Maintenant si vous ne sortez pas de mon bureau, j’appelle les vigiles. Margaux sortit du bureau du directeur complètement défaite. Quelle ironie ! Une condamnée à mort consentante, obligée à vivre ! Pour elle, c’était l’horreur car elle allait devoir vivre avec ses peurs. Peur de vieillir, peur de souffrir, peur de mourir, peur de tout quitter. Elle aurait tellement aimé pouvoir partir doucement dans un sommeil, sans s’en rendre compte. Mais non. Là, elle aurait bien le temps de cogiter. Ce qui est horrible avec le délire, c’est qu’il ne vous lâche jamais. Pendant plus d’une heure, elle resta assise sur un banc à regarder le ciel et là pour la première fois de sa vie, elle pria : « Mon Dieu, aidez-moi ». Son téléphona sonna une demi-heure après. Ce n’était pas Dieu mais Max, son ami de toujours : - Allo Max ? - Salut... - T’as une drôle de voix... qu’est-ce qu’il y a ? - Il y a que je viens de sortir de chez le toubib. - C’est grave ? Silence... - Oui. J’ai un cancer du foie. J’en ai plus que pour quelques mois. Viens, j’ai besoin de toi.


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