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Quitter un enfer pour en trouver un autre.

Dernière mise à jour : 17 août 2020

6h45, Charly est un peu en avance.

Avant de rentrer dans cette maison de retraite, elle donne un dernier coup de propre à ses vieilles baskets et se recoiffe tant bien que mal en regardant son reflet dans la porte vitrée. Il faut vraiment qu’elle soit présentable.Faire miséreuse n’a jamais été très productif pour décrocher un travail.

Elle angoisse. L’enjeu est important. Elle rêve de quitter l’enfer de sa vie : son mari. Ce travail, c’est son ticket pour la liberté.

Être libre pour Charly, ça veut dire concrètement : Plus d’insultes, plus de risques de chuter dans les escaliers, plus de crainte de se retrouver dehors à minuit parce que « Monsieur » a décidé qu’elle n’était pas digne de dormir dans sa propre maison. Plus de comptes à rendre, plus de phénomènes de panique parce qu’il se rend compte qu’elle a acheté trop cher une plaquette de beurre.

Avec ce travail, elle pourrait enfin avoir un compte à elle, augmenter le chauffage sans permission, aller et venir sans recevoir une seule violence et ne plus être obligée de subir le devoir conjugal tous les 15 jours pour calmer les ardeurs de monsieur ! ….

Cet homme, qu’elle a eu le malheur d’épouser un joli mois de mai, elle le hait.

Alors, même si elle a peur de ne pas être à la hauteur, Charly pousse la porte de la maison de retraite. Elle est ici pour le poste d’ASH.

ASH ? Agent de Service Hospitalier !

C’est un terme ampoulé pour dire simplement… femme de ménage ! Un jour, des personnes en col blanc, plutôt à gauche, ont décidé de mettre un peu de panache sur ce métier sans intérêt. Une fois trouvée la géniale idée, ils sont certainement allés se gaver dans un étoilé pendant qu’une ASH « s’éclatait » dans leur bureau en passant le balai !

Bref !...

Charly attend qu’on vienne la chercher, dans le hall d’entrée, à côté d’un gigantesque aquarium. Les poissons nagent péniblement. Ils ont l’air déprimés.


Plus les minutes passent, plus l’angoisse augmente. Et si elle n’arrivait pas à décrocher ce travail ? Et si on ne voulait pas d’elle ? Ça fait tellement longtemps qu’elle n’a pas travaillé. Depuis la naissance de son premier enfant pour être exacte. Elle est prise de nausées et de petits tremblements qu’elle peine à contrôler.

Elle cherche à se rassurer en se disant que femme de ménage, ce n’est pas si compliqué :« Pousser un balai, c’est dans tes cordes Bibendum ! » Bibendum, c’est le « charmant » surnom que son mari lui a donné le jour où il a appris qu’elle était enceinte.

6h50, toujours personne. Et si on avait oublié qu’elle arrivait ? Ce ne serait pas la première fois que personne ne ce serait aperçu qu’elle était là !

Soudain une porte claque. Elle sursaute ! Sa gorge se noue, son ventre se tord.

Elle repense à ce que lui disait son père,adolescente : « Tu ne réussiras jamais rien dans la vie. Tu ne sais rien faire…même pas pousser un balai ! »

Même pas pousser un balai ? Et s’il avait dit vrai ?

Ses jambes flageolent. Elle se demande par quel miracle elle tient encore debout. Elle a envie de vomir et de s’enfuir très loin d’ici…

7H10 une blonde en blouse blanche, visiblement assez énervée, arrive enfin dans l’entrée.

- C’est toi la nouvelle ? Tu es en retard !

- Euh non… J’étais là depuis…

- Bon ! Suis-moi, je vais te donner une blouse et ensuite on ira au premier étage. Il y a du boulot ! On commence par la 13. Les filles de la nuit n’ont pas eu le temps de la changer. Il paraît que ça pue jusqu’au bout de couloir ! Au fait, tu as déjà fait des toilettes ?

- Laver des WC, demande naïvement Charly ?

- Mais non enfin ! Laver des vieux !

- Je crois qu’il y a erreur, bredouille la jeune femme, je suis là pour le poste d’ASH.


- Ah, je vois ! Le dirlo a oublié de te prévenir ! Ici, faut que tu le saches tout de suite, tout le monde devient un couteau suisse.

- Un couteau suisse ?

- Multifonctions si tu préfères ! Officiellement, tu es embauchée pour le ménage, officieusement tu fais le job d’aide soignante. Va falloir apprendre et vite ! il y a 52 résidents et ce matin, on est 3.

- Mais comment c’est possible, demande Charly complètement terrorisée à l’idée de laver une personne ?

- Parce que les aides soignantes préfèrent aller dans le public. Il y a plus d’avantage. Du coup, on a rarement du personnel qualifié. Je suis une des seules. D’abord, tu nettoies le cul des vieux et ensuite, tu ramasses la pisse. Tu piges ? Ah au fait, moi c’est Brigitte. Et toi ?

- Charly.

Brigitte donne à Charly une blouse hideuse, jaune à rayures blanches. Elle trouve qu’elle a l’air d’un sac là-dedans. Elle se sent de plus en plus mal. Elle suit Brigitte qui marche d’un pas de capitaine en lui donnant mille informations à la minute. Charly à toutes les peines du monde à enregistrer ce qu’elle lui dit car la peur s’est étendue dans son corps et lui bouffe à présent la cervelle.

Dans les couloirs, ça sent l’urine et la transpiration. Elle se demande si elle ne va pas vomir, tellement l’odeur est insupportable.

Dans le silence endormi, une personne tousse, une autre parle toute seule.

Étrange ambiance.

Tandis que Brigitte sort un énorme chariot et deux gros sacs poubelles montés sur roulettes, Charly observe, au bout du couloir, une vieille femme en chemise de nuit rose qui déambule, l’air hagard. Avec ses cheveux hirsutes et son visage blême, on dirait un fantôme. Elle ressemble à une morte vivante qui tiendrait debout par une force surnaturelle.

Brigitte prend une couche, une alaise et lance à Charly :

- On commence par la 13.

En s’approchant de la porte, la jeune femme réalise soudain que, dans quelques minutes, elle verra une inconnue complètement nue. Elle lit un nom : Madame Bordin.

Finalement, elle se console en minimisant son sort. Le pire n’est pas pour elle mais pour cette dame qui attend qu’on vienne l’aider. Ça doit être terriblement humiliant de se faire laver, pense Charly.

Sans aucune précaution, Brigitte ouvre la porte qui cogne contre le mur. En appuyant sur l’interrupteur, elle lance un bonjour si fort que même Charly sursaute. Elle précise que la vieille est complètement sourde. Au plafond, un néon puissant s’allume et donne à la pièce une allure de chambre froide. Ici, la mort semble roder dans le moindre centimètre carré.

A peine franchie la porte, une odeur d’excrément et de transpiration l’agresse. Ça empeste. Charly manque de vomir son café sur le lino collant. Bref instant de panique. Charly a conscience de l’enjeu, elle reprend le contrôle. La situation exige d’apprendre en un éclair à ne respirer que par la bouche.

Ça lui rappelle le jour où un maître-nageur l’avait balancée à l’eau alors qu’elle ne savait pas nager. Malgré la peur, elle avait pioché à une vitesse fulgurante dans ses souvenirs et s’était mise alors à si bien remuer jambes et bras qu’elle avait réussi à revenir vers le bord.

Un peu en retrait, elle observe sa collègue s’activer. Comme une abeille dans une ruche, l’aide soignante a des gestes rapides, précis, mécaniques. Elle s’agace de voir Charly inerte.

- Entre ! Elle ne va pas te manger ! Ouvre les volets ! Prends une serviette dans le placard et va chercher une bassine d’eau dans la salle de bain.

Dans le lit, entouré de barrière, en dessous des couvertures, une masse énorme et complètement immobile attend.

Sur la table à roulettes, Brigitte a mis le nécessaire pour la toilette tandis que Charly rapporte la bassine d’eau chaude.

Brigitte, sans ménagement, découvre la masse. Un monstre apparaît. Madame Bordin déborde de chair de tous les côtés. Elle est aussi chiffonnée que ses draps et elle n’a presque plus de cheveux, ni de dents. Mais le plus saisissant reste son regard. Il est vide. Comme si à l’intérieur, il n’y avait plus personne.

Brigitte et Charly lui ôtent la chemise de nuit avec difficulté. La dame grogne et bave.Quand on la bouge, elle a l’air de souffrir. Charly a mal au cœur. Elle se demande comment on peut finir comme ça. Cette femme est une masse de chair flasque qui pue.

En la tournant dans son lit, la jeune femme constate que sa couche est sombre et trempée. Des excréments ont coulé jusqu’en haut du dos. Charly reste impassible. Brigitte grimace puis soupire, fatiguée. Charly commence à comprendre pourquoi Brigitte est si dure… Deviendra-t-elle comme ça ?

Pas le temps de penser à la réponse que Brigitte lui colle le gant de toilette entre les mains. Charly détache la protection périodique. Ça y est, elle y est ! …

Elle entreprend la toilette. C’est assez humiliant même pour celle qui tient le gant ! La vieille dame se laisse faire. Elle a l’air d’apprécier qu’on la débarrasse de cette merde. Il n’y a pas d’autres mots. Il faut dire les choses comme elles sont !

Il faut à présent lui nettoyer le dos et les fesses. On change l’eau puis Brigitte, d’un mouvement mécanique, la bascule sur le côté de manière à ce que Charly puisse opérer.

La jeune femme blêmit en découvrant que le rectum de cette femme est entièrement ressorti et qu’elle doit le toucher pour le laver.

Elle sert les dents. Charly pense à ses enfants, à son mari qu’elle veut quitter. Sans rien dire, avec toute la douceur dont elle est capable, elle finit cette toilette. Elle ne verra pas que Brigitte la regarde, presque amusée du tour qu’elle vient de lui jouer.

Elle apprendra un mois après, que la chambre 13, sert d’examen de passage. Si la fille ne part pas au courant, c’est qu’on peut la garder et surtout, qu’on peut tout lui demander.

Au cours de la journée, elle aura nettoyé des dentiers, donné à manger, levé des corps bien plus gros qu’elle. Elle aura aussi balayé, fait des lits et des vaisselles.

Le soir, épuisée, elle se rend dans le bureau du directeur qui l’attend pour lui dire qu’elle est embauchée pour 1 200 euros par mois. Et que si elle fait des week-ends elle aura 10 euros supplémentaires.

CDI à 1200 euros par mois, le rêve se réalise.Charly est heureuse, elle va pouvoir enfin quitter son enfer de vie.


Ce qu’elle ne sait pas à ce moment-là, c’est que dans cette maison de la mort, elle en trouvera un autre qui la conduira à la paralysie d’une jambe. Qu’elle restera presque un an dans un lit médicalisé et qu’elle mangera couchée pendant de très long mois…

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