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Méfiez-vous des miroirs

Que s’est-il passé dans ma salle de bains? Je ne sais plus trop docteur. J’ai tellement mal à la tête. J’ai beaucoup de mal à réfléchir. Attendez deux minutes que je me remémore... Ah oui, ça me revient. Comme d’habitude, avant de me coucher, je suis allée dans la salle de bains. Vous savez docteur, on devrait être plus méfiant avec les habitudes car elles sont pernicieuses. Elles endorment nos signaux d’alarme. Pendant ce temps-là, dans l’ombre, les monstres s’introduisent dans le quotidien sans même qu’on les aperçoive. Les habitudes, c’est la gangrène du bonheur, le cancer latent de la joie de vivre. Enfin bref, plongée dans mes pensées, je suis entrée dans la salle de bains sans faire attention à quoi que ce soit. J’ai pris machinalement ma brosse et mon dentifrice et j’ai commencé à me laver les dents. Quand soudain, je l’ai vue dans le miroir. Elle était assise sur le rebord de ma baignoire. Immédiatement, je me suis rincé la bouche. J’ai regardé à nouveau dans la glace pour m’assurer que ce n’était pas encore le fruit de mon imagination qui me jouait des tours. Hélas non. Cette femme était là, bien là, à me regarder avec son air de truie. Je l’ai haïe sur le champ ! Comprenez, elle avait eu le culot d’enfiler mon joli peignoir en soie bleue. Mais de quel droit ? C’était à moi ! Mon mari me l’avait offert pour mes 30 ans... Mes 30 ans, ça fait longtemps qu’ils sont morts et enterrés. Elle ne s’est pas gênée pour me le faire remarquer d’ailleurs, cette vieille peau. Si vous saviez comme je la déteste ! Tout chez elle me répugne. Non mais faut voir le morceau ! Comme ça docteur... vous l’avez vue ?... Ah. Mais où ? Mais quand ? Pardon ? Ai-je bien entendu ? Une vieille dame en souffrance ? Elle ? Vous plaisantez j’espère ! Je crois que nous ne parlons pas de la même personne car si tel était le cas, je vous jure que vous n’affirmeriez pas de telles sottises. Cette femme, c’est un monstre. Au sens propre comme au figuré. Si vous l’aviez vue, assise sur ma baignoire... Elle était complètement nue sous mon peignoir. J’ai aperçu son sein blanc pendant misérablement sur son ventre mou. Mais le plus écœurant, c’était les asticots qui lui sortaient de la peau et qui gigotaient. Il se dégageait d’elle une odeur entêtante de pourriture. C’était tellement insupportable que j’ai cru que j’allais vomir. Une cigarette dans une main, un verre de blanc dans l’autre, elle m’a dit : - Tu me reconnais ? Je lui ai répondu que non et je l’ai sommée de sortir de chez moi. Alors elle s’est levée, a posé son verre sur le bord du lavabo et elle a ôté l’habit de soie. J’ai eu envie de la prendre par le bras et de la flanquer dehors. Mais je n’ai pas osé. Je me suis dit que depuis un certain temps, mes voisins me prenaient déjà pour une folle. Que ce n’était pas la peine d’en rajouter. On s’est regardé un bon moment. Elle avait l’air d’un cadavre ambulant avec ses cheveux blancs ébouriffés et ses yeux verts-gris délavés. Elle m’a balancé sa fumée de cigarette en pleine figure et m’a dit d’un air provocateur : - Maintenant que tu sais que je suis là, que vas-tu faire de moi ? Me noyer ? M’étouffer ? Me jeter par la fenêtre ? - Rien. Rhabillez-vous et partez. - Je ne le peux pas et tu le sais très bien. Ma vieille, va falloir te faire à l’idée que j’existe. Nous allons vivre ensemble jusqu’à la fin. - La fin de quoi ? - La fin de ta vie pardi ! - Jamais ! Dehors ! - Arrête de hurler. Regarde-moi, je suis toi. - N’importe quoi. - Ah oui ? Tu vas voir... Elle a écrasé son mégot sur l’émail gris du lavabo. Elle a mis ses mains de chaque côté pour se tenir. Puis elle a penché légèrement la tête dans ma direction...Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Sa bouche s’était déformée, affichant un rictus machiavélique. Au fond de son regard, le diable riait. Je n’ai pas eu le temps de faire quoique ce soit qu’elle a projeté violemment sa tête contre le miroir. J’ai hurlé « Arrête ! » Mais elle ne m’écoutait pas. Elle continuait à frapper, frapper, frapper. Le pire docteur, c’est qu’elle riait. Et plus elle riait, plus de violentes douleurs se faisaient ressentir dans mon crâne. J’aurais donné n’importe quoi pour que ça cesse. Quelque chose s‘est mit à couler le long de mon visage. C’était du sang. J’ai passé ma main sur mon front et j’ai senti des morceaux de verre enfoncés dans ma chair. Quand je suis tombée sur le sol carrelé, elle s’est arrêtée. Là, il y a eu un silence de mort jusqu’à ce que le sol se mette à trembler. Le plafond de la salle de bains s’est alors fissuré, laissant apparaître un œil de feu. Autour de lui, une nuit noire infernale avalait toutes les essences de vie. Comme des dominos, les carreaux de faïence dégringolaient les uns après les autres, dévoilant sur les murs des veines longues et gonflées. Effarée, j’ai vu alors cette vieille charogne ramper vers l’une d’elle pour y planter ses dents acérées. Un flot de sang s’est mit à gicler et le sol s’est transformé en lac vermeil. Impuissante, j’ai regardé cet étrange vampire s’abreuver. Plus elle buvait ce bouillon d’hémoglobine, plus elle rajeunissait. Ses cheveux repoussaient, sa peau se tendait, sa colonne se redressait. Même ses jambes décharnées reprenaient du galbe et du muscle. Quand elle s’est retournée, j’ai eu un choc. C’était moi, à vingt ans. Je me suis mise à pleurer. - Arrête de chialer, m’a-t-elle balancé haineuse. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi ! Je t’avais avertie pourtant. Souviens-toi quand tu étais adolescente, je te chuchotais à l’oreille que tu devais te tuer. Pauvre nouille ! Tu t’es toujours loupée ! Terrifiée, je continuais à l’écouter car tout ce qu’elle me disait était vrai. - Rappelle toi aussi quand tu t’es mise à chercher du travail...A ton avis, qui t’a soufflé d’aller dans les maisons de retraite ? Toujours moi. Je voulais que tu voies ce qu’on devient ! Tu les as vus pourtant, ces vieux débris, pourrir doucement dans leur lit et bouffer des compotes infâmes ? Tu les as vus, hein ? Après le boulot, tu aurais pu cent fois jeter ta voiture contre un mur... Mais non, jamais. Madame s’accrochait à la vie comme à ses envies. Tu t’es mise à manger bio, à boire de l’eau et à faire du sport. Comme s’il était possible d’éviter l’inévitable. Tu croyais vraiment qu’en ayant une hygiène de vie parfaite la vieillesse te laisserait tranquille ? Quand je pense que tu as même eu le culot d’acheter des soins antirides ! Mon dieu que tu étais pathétique à te tartiner le visage. Pauvre conne ! Regarde où tu en es maintenant. Bientôt tu vas souffrir et tu veux que je te dise ?... Ce sera bien fait pour toi. A ce moment-là docteur, j’ai voulu la tuer. J’ai pris un morceau de verre sur le sol pour lui trancher la jugulaire mais au moment où je me suis approchée, c’est elle qui s’est mise à pleurer. Et à chaque larme versée, une ride reparaissait. En silence, j’ai regardé son corps vieillir, sa peau se flétrir, son dos se courber, ses cheveux tomber, ses joues se creuser. Pour la première fois, j’ai eu pitié d’elle. Alors, j’ai ouvert mon armoire de toilette et je lui ai tendu mon tube de somnifères. Elle a tout avalé. Puis je lui ai donné la main et je me suis endormie. Voilà ce qui s’est passé dans ma salle de bains. Docteur, j’ai une question... Est-elle en vie ? Oui ? Elle est ici ? Puis–je la voir ? Mais enfin, pourquoi me tendez-vous un miroir ?...


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