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Léon et ses moutons

Léon, c’est mon héros. Ça ne vous dit rien ? Normal, il porte le visage des inconnus. Il ne sera jamais reçu à l’Élysée. On ne lui remettra jamais de médailles. Pourtant du courage, il en a ! Des anonymes comme lui, il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit. Ce n’est pas qu’ils se cachent, c’est juste qu’on ne sait pas les voir. Comment je l’ai rencontré ? Je vais vous raconter : A la base, je cherchais des œufs. Des vrais, des gros, des bios ! J’ai donc demandé à ma voisine où je pouvais en acheter dans le quartier. Elle m’a répondu direct : - Chez Léon ! Vous le connaissez ? - Non. - C’est le simplet. - Le simplet ? - Ouais... Il parle à ses moutons ! Si vous passez par le chemin des éclusiers, vous ne pourrez pas le rater. Je suis donc rentrée à la maison pour prendre mon épagneul breton. Lui et moi avions une mission : Débusquer Léon ! Celle-ci n’a pas été très compliquée. Chemin des éclusiers, il n’y avait que lui et ses moutons. En regardant ma boule de poil, il m’a demandé d’un air sérieux : - Il chasse ? J’ai répondu fièrement que oui. Mais uniquement les papillons ! Ses deux grands yeux bleus se sont agrandis, agrandiscomme ceux de ses moutons. Et quand je lui ai fait remarquer que ce n’était pas « il » mais « elle ». Et qu’« elle » était très susceptible sur la question, il a retiré sa casquette, s’est gratté le front et m’a offert son sourire. - On m’a dit que vous vendiez des œufs ? - Pour sûr ! Et vous n’en trouverez pas de meilleurs. - Ah ? Pourquoi ? - Parce que mes poules, elles ont le bon dieu dans le regard ! - Ah oui quand même, répondis-je amusée. Voyant que je ne le prenais guère au sérieux, il a levé son menton et sur un air de défi m’a lancé : - Voulez les voir mes poulettes ? L’endroit et l’homme étaient charmants. Je n’ai pas hésité un instant. A peine m’étais-je avancée dans l’allée que je découvrais une maison aux volets verts patinés. Entourée de rosiers et de bleuets, cette bâtisse donnait la sensation que le temps s’était arrêté. Sur le côté, un magnifique potager où les légumes riaient. Devant, trois énormes noyers offraient une ombre agréable aux chats qui, repus, roupillaient. Par-ci par-là, poules coq et moutons se promenait tranquillement. C’est vrai qu’elles étaient belles ses poules ! Dodues et colorées, elles se dodinaient d’une patte sur l’autre, s’arrêtant de temps à autre pour picorer. Cette ambiance champêtre m’émerveillait et quand Léon m’a expliqué qu’il refusait de les manger, j’étais épatée ! Plus il me parlait de son potager, de ses poules et de ses moutons (qu’il appelait « mes gosses » !), plus j’étais sous le charme. Cet homme était passionnant. Il avait une connaissance pointue des plantes et des animaux. Je réalisais que rien de ce qui était autour de nous n’était le fruit du hasard. Il avait tout pensé, tout organisé. Et ce qui me sidérait par-dessus tout, dans ce qu’il m’exprimait, c’était l’amour qu’il mettait dans les plus petites choses de cette vie. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ma voisine. Comment avait-elle osé le traiter de simplet ? Tout ici respirait l’intelligence du bon sens. Alors que je me disais que j’irais bien la baffer en rentrant, un monstre arriva. Cette apparition coupa net notre conversation mais, dans le regard bleu électrique de Léon, une infinie tendresse s’y lova. Je comprenais alors que ce monstre était sa femme. Elle était carrée, grande, gigantesque même ! Elle portait une robe fleurie, flétrie. Ses jambes énormes et violacées se terminaient par des pieds gonflés qui ressortaient d’une vieille paire de ballerines bleues usées. Les cheveux en bataille, l’œil vide, elle avançait en tenant une laisse, au bout de laquelle un vieux ours en peluche était attaché. Madame, le regard vide, s’arrêta, grogna et reprit son chemin. Il y eut un long silence... Puis Léon me dit : - C’est pour elle, ma Marguerite, que je fais tout ça. Nos moutons, nos poules, ce sont nos gosses à nous ! Comprenez, on n’a pas pu avoir d’enfants. Marguerite, elle, elle a eu un accident. Dans le village, je sais bien qu’on me prend pour un fou. Mais voulez que je vous dise ? - Euh oui... - M’en fous ! - Mais... euh... enfin je veux dire... - Pourquoi elle est comme ça ? - Oui. - Alzheimer ! Les docteurs voulaient que je la mette dans une institution. J’ai dit : « Ça, jamais ! Ma Marguerite, elle restera avec son Léon et ses moutons. » Il était devenu rouge écarlate ! -Si vous saviez comme elle était belle ! Quand je l’ai rencontrée au bal de la Saint Jean, elle portait une robe rouge et des souliers vernis. Même qu’elle avait mis un nœud vert dans ses cheveux ! Dès que je l’ai vue danser, j’y suis tombé amoureux. Ma Marguerite, on aurait dit un coquelicot ondulant sous le vent. Je regardais ses yeux. Ils étaient humides. Ils me faisaient penser à une mer d’été quand les rayons du soleil parsèment les flots de paillettes argentées. Puis il me parla de son quotidien. Il m’expliqua qu’il ne la quittait jamais. Il ajouta avec fierté qu’il lui faisait à manger, qu’il la lavait, la berçait...bref qu’il l’aimait. Si je vous ai dit au début de cette histoire que Léon était mon héros, c’est parce que cet homme- là fait partie de ces rares personnes qui réussissent l’exploit d’allumer des couleurs sur les jours les plus sombres. Lui Il ne paraît pas. Il est ! Et puis je vais vous dire, ces œufs, ils sont délicieux. Ils ont le goût de l’amour.


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