Dans le regard d’un monstre, j’ai croisé tous les sentiments que la misère humaine amène avec elle : La haine, la solitude, la souffrance, la peine, l’injustice, la peur et l’Amour. C’était près de la gare de Lyon, sous un pont. Il faisait 40 degrés. Tandis que les pots d’échappement crachaient des fumées noires nauséabondes, confortablement assise au volant de ma BM climatisée, dans ma jolie robe fleurie, j’attendais que le feu veuille bien passer au vert. L’embouteillage était sévère ; je pestais contre la terre entière. Depuis toujours, j’exècre ces grandes villes. J’ai l’impression d’être coincée dans une gigantesque fourmilière qui grouille de partout. Tout ce monde, toute cette pollution, tout ce temps perdu me donne le mal de terre. Ma vie à ce moment précis me semblait injuste. Jusqu’au moment où mon regard fut attiré par un vieux canapé marron glacé posé de l’autre côté, sur la chaussée. Que faisait-il là ? Comment un tel objet avait-il pu échouer à cet endroit ? Parmi des sacs poubelles éventrés et des bouteilles brisées, des rats grignotaient des burgers avariés. On aurait dit le décor d’un film. Il ne manquait plus que des acteurs et un type surexcité qui se mette à hurler : « Action, ça tourne ! » Cette scène m’aurait presque amusée si je n’avais pas réalisé, la seconde d’après, qu’au milieu des déchets, sur ce canapé marron glacé, un monstre me regardait. Les jambes écartées, Énorme, Démesuré, Il trônait au milieu des déchets. Le monstre était une femme... du moins, ce qu’il en restait. Son corps était incroyablement large, grand et gras. Elle portait une vieille paire de baskets trouées, un leggings gris foncé, un tee-shirt taché trop court qui laissait entrevoir une chair blanche. Son visage bouffi et difforme était entouré d’une chevelure dégueulasse. Mais le plus terrifiant n’était pas son allure... non... C’était ses yeux ! Elle aussi me regardait! On aurait dit deux pointes aiguisées dont le seul but était de me crever les miens. Plus je les fixais, plus j’avais l’impression que l’espace disparaissait entre nous. Que nos regards, sous l’effet d’un jeu bizarre, se rapprochaient. D’où j’étais, je percevais toutes les pensées de haine qu’elle m’envoyait. Tels des esprits sortis des catacombes, je les voyais glisser à travers le vide, pénétrer par les conduits d’aération de ma voiture, ramper le long de mon corps terrifié pour s’insinuer à l’intérieur de moi afin d’y enfoncer, au plus profond de moi, une certaine terreur. Hypnotisée, je n’arrivais plus à bouger. Tout ce qu’elle était, tout ce qu’elle exhibait, était précisément tout ce que je fuyais. J’ai eu soudainement envie de pleurer. Mes mains, sur le volant, se sont crispées. J’étais effrayée. Oui effrayée. Mais pas parce que je croyais... Et c'est sans doute là le plus terrible de la situation. En effet... Il m’a fallu du temps avant de réaliser qu’en réalité, la terreur que je ressentais était due au fait qu’elle et moi, on se ressemblait. Tout comme moi, cette femme avait un goût pour la mise en scène. Sinon pourquoi se serait-elle affalée sur ce canapé, en plein milieu de la chaussée, dans un lieu très fréquenté ? Tout comme elle, je soignais mon apparence. La seule différence entre nous, c'était le choix des armes. J’avais choisi de m’approcher de la « beauté » et elle de la monstruosité. L’excès, dans son cas comme dans le mien, était ce qui nous unissait. J’aurais pu être elle, elle aurait pu être moi. A force de se faire marcher sur les pieds, à force de ne pas être écouté, à force d’être rejeté, on cherche à s’imposer au monde entier. Juste pour ne pas être oublié. "Pour ne pas être oublié"...C'est le mal dont je souffrais depuis des années. Enfin, les voitures ont démarré, la chaussée s’est libérée. Je l’ai quittée. Mais aujourd’hui, je peux affirmer que sous un pont, près de la gare de Lyon, deux monstruosités se sont croisées pour s’aimer, le temps d’une minute volée à l’éternité. .... Chère Marie-Jeanne, Je te baptise aujourd’hui avec ce joli prénom composé. Je refuse que tu fasses partie des sans-nom et des oubliés, toi qui, d'un seul regard, t’es inscrite dans ma mémoire. J’aimerais que chacun de mes mots vogue dans l’espace pour te rejoindre. Qu’ils atteignent ton cœur blessé et t’inondent de baisers. Que mes pensées s’envolent à tire d’ailes pour se poser prés de toi, sur ce canapé marron glacé. J’aimerais enfin te dire que tu as réussi ton pari : Celui de quitter le banc des oubliés puisque je n’arrive à pas à t’effacer. Mille pensées tendres, Charly qui t’a aimée sous le pont des oubliés.
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