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Indigestion bourgeoise

C’est terrible : Je n’ai pas profité de mon gâteau au chocolat. Pire, je l’ai dégueulé sur la table des deux vieux cons qui se trouvaient non loin de moi.


Vous me trouvez vulgaire ?


C’est vrai, il est aisé de trancher, comme on dit, vite fait bien fait.

Mais avant de juger, je vous propose de découvrir les faits.


Je vous explique :


Hier midi, j’avais décidé de me régaler. Je suis donc allé m’attabler dans un joli restaurant. Et puis, pour vous dire toute la vérité, leur chariot de desserts est si délicieux qu’il m’arrive d’en rêver la nuit.


Je pourrais vous parler des heures de ce merveilleux gâteau dont la mousse au chocolat est si légère qu’on a la sensation d’avaler un nuage. Et son cœur...Mon dieu son cœur ! Une meringue croquante qui rappelle les gourmandises de l’enfance.


Ce dessert n’est pas une pâtisserie.

C’est une ode à l’amour.

Hélas, c’est celui-là même qui n’est pas passé !


Quand je suis arrivée, le maître d’hôtel m’a proposé de m’installer non loin d’un couple. Comme ils étaient âgés, je me suis dit qu’ils ne seraient pas trop bruyants et que je pourrais profiter de mon repas. Quand je mange, mes papilles aiment jouir en se réjouissant du silence.


Que voulez-vous, c’est comme ça !


Ces deux personnes âgées ont immédiatement attiré mon attention. En effet, quand je me suis assise, j’ai cru qu’ils allaient, l’un et l’autre, s’étouffer avec leurs gougères ! Mon pantalon à rayures jaunes et verts, mon perfecto noir et mes bottines en imitation peau de lézard rouge cirée n’étaient, visiblement, pas à leur goût. Sur le coup, je me suis dit : M’en fous !


Je me suis donc installée et, en attendant le serveur, j’ai observé mes voisins.


Lui, très grand, très sec, très droit, très « lunetteux », serré dans sa cravate moche, me regardait d’un air condescendant en sirotant, de ses lèvres pincées, un verre de vin blanc.


Elle, petite, énorme, rouge, avec une étrange choucroute orange sur la tête, jouait avec son énorme sautoir en or qui pendouillait sur son chemisier en soie blanche. Je remarquai surtout ces doigts, boudinés et manucurés, sur lesquels des pierres précieuses déprimées attendaient que le temps assassin fige, pour l’éternité, ces vilaines mains pour en parer d’autres plus raffinées.


Le serveur arriva, je commandai.


Je pris mon téléphone portable pour lire un article d’astronomie. Et là, pas moyen de me concentrer ! Le vieux machin d’à côté avait eu la mauvaise idée de manger des huîtres. Je n’avais pas la vue mais j’avais le son dégueulasse de sa bouche pleine de salive dégoulinante, aspirant la pauvre bête tremblante et molle !


Entre chaque, il disait :


- Chérie, elles sont excellentes. Vous devriez goûter !


Madame, la bouche pleine de foie gras et de toast grillé répondait quelque chose qui correspondait à ça: « Gregregrioui! »


Ils me dégoûtaient, c’est vrai. Mais j’étais loin d’imaginer que leur attitude allait m’écœurer au point d’en vomir mon gâteau au chocolat !


Soudain, j’entendis cette phrase :


- Vous vous rendez compte, tous ces gens qui se plaignent ?... Quand on pense qu’ils ont la sécurité sociale, les APL; et le chômage en plus! C’est un scandale!


Le mot scandale venait à peine d’être lâché que monsieur commandait un blanc premier cru pour accompagner la suite : Un homard Grillé !


Puis il répondit à madame :


- Tout fout le camp, Josette. En plus, ils sont d’un ridicule avec leurs gilets jaunes ! Grotesques ! Franchement, le petit Macron, ce n’est peut-être pas de Gaulle mais tout de même ! Il n’est pas si mauvais. D’ailleurs, s’il n’avait pas eu l'idée saugrenue d’augmenter la CSG, il serait parfait. Le problème avec les petites gens, c’est que vous leur donnez une main, ils vous mangent le bras ! Ah, ah, ah!...


Mes mains se crispèrent.


Je regardais la vieille qui riait à gorge déployée. Elle ressemblait à un crapaud prêt à éclater. Son rire était comme elle, lourd et gras.


Je commençais à avoir la nausée.

Je me sentais mal.

La pièce se mit à tourner, ma vue se brouilla.

Le son s’éteignit comme si je me trouvais dans une pièce confinée.


Je me vis alors sortir de mon corps et, par un étrange phénomène que je ne m’explique toujours pas, je me retrouvai en train de flotter dans une maison de retraite.


Je traversais les murs et entrais dans une chambre. Là une jeune femme brune, frêle, de 27 ans grimaçait de douleur en levant une vieille dame de cent kilos. Elle était seule, elle avait mal au dos.


Elle souffrait en silence ; ce travail, c’était une question de survie.


Puis je la voyais dans un petit appartement. Elle avait accroché des rideaux à ses fenêtres. Dessus, des tournesols ! Parce que, s’était-elle dit : «  Des fleurs comme ça, ça fait entrer le soleil même les jours de pluie. ».


Ses deux petits garçons jouaient à l’étage.


Presque paralysée de la jambe gauche, elle marchait avec beaucoup de difficulté. Elle ouvrit une enveloppe et fondit en larme.


Sur la lettre, il était écrit ceci :


Madame,


Nous sommes au regret de vous informer que vous n’avez pas droit aux allocations familiales. En effet, en cas de garde alternée, c’est votre ex-mari, qui était le premier allocataire qui reste bénéficiaire.


Nous vous engageons à vous rapprocher des services sociaux pour être aidée. Vous pourriez bénéficier d’une aide de cinquante euros tous les trois mois.


Signé : le Personnel de la caf.


Une aide de cinquante euros tous les trois mois...

Cinquante centime par jour.

Quel luxe !


Je la reconnus cette jeune femme. Elle s’appelait Martine. Elle travaillait pour 1 000 euros par mois dans une maison de retraite. A force de laver les vieux et de les porter, elle allait faire de nombreux passages dans un hôpital sordide.


Pendant cet étrange voyage, mon corps qui était resté, lui, dans le restaurant, entendait toujours la conversation des deux vieux.


- Tu te rends compte Josette, j’ai appris dernièrement, par Charles-Maxime, que les pauvres, avec leurs allocations de rentrée scolaire, ils achetaient des écrans plats !


- Eh oui Edgar... Et en plus, ils se paient ça avec nos impôts ! Et tous ceux qui ne travaillent pas et qui profitent de la société. Ceux-là, on n’en parle jamais ! Les arrêts maladies de complaisance et tout le reste ! Je trouve qu’on devrait les obliger à travailler, même quand ils sont au chômage. Ils pourraient, je ne sais pas moi, nettoyer la ville par exemple. Je ne supporte plus les crottes de chien !


- Vous avez raison Josette. Mais dites-moi, au fait...vous n’avez pas oublié que dimanche une messe était donnée pour les orphelins du Tibet ?


- Oh non bien sûr ! D’ailleurs, j’ai proposé aux Lacour de nous accompagner. Ce sont des gens charmants. Ils ont une fabuleuse propriété à Menton.


- Vous avez bien fait. Pour les orphelins, combien donnons-nous ? Je pensais à 200... Il faut bien aider son prochain ! Et puis, on passera ça en déduction de nos impôts. Et si nous commandions du Champagne pour le dessert ? Le sommelier m’a dit qu’il avait un millésimé fabuleux.


Mon corps qui était resté dans le restaurant agissait à présent comme un automate. Il ne mangeait pas, il avalait. Je sentais bien qu’il avait envie de se lever et de les étouffer, les deux vieux d’à côté. Mais rien à faire, à part un tremblement imperceptible, il était paralysé, cloué sur cette chaise.


Alors qu’Edgar appelait le sommelier, je retournai une nouvelle fois dans le passé.


Cette fois, je me retrouvai dans un supermarché et j’observai Martine, la jeune femme, dire à son petit dernier qui pleurait :


- Je suis désolée. Pas ce mois-ci. Je ne peux pas t’acheter ce poster. Il coûte dix euros. Je n’ai pas assez. On verra le mois prochain. Et puis tu sais, je dois d’abord t’acheter de nouvelles chaussures. On ne peut pas tout avoir dans la vie.


De là où j’étais, je la suivis à la caisse. Je vis son angoisse en regardant les produits sur le tapis roulant. Elle réfléchissait à ce qu’elle pourrait éliminer, au cas où. Puis la peur au ventre, elle tendit sa carte de crédit à la caissière, espérant que celle-ci ne soit pas refusée. C’était le 15 du mois, elle n’avait déjà presque plus rien sur son compte. Elle priait pour que la honte d’une carte refusée lui soit épargnée.


Dans le restaurant, Josette, elle, proposait une croisière à son mari pour l’été. Edgar demanda simplement :


- Combien ?


Elle répondit :


- 6 000 en pension complète.

- Pour la semaine ?

- Oui.

- C’est très correct. Je suis d’accord ma chérie. Et puis, franchement, entre nous, on le mérite ! Notre vie n’est pas tous les jours facile. Je disais dernièrement au notaire que je n’en pouvais plus de tous ces locataires avec leur retard de paiement. Sans cesse, il faut réclamer. C’est d’un fatiguant ! D’ailleurs, j’y pense, si vous vendions une petite vingtaine d’appartements. Qu’en pensez-vous ?


- C’est une excellente idée. Et puis, ça suffit de faire du social. A nos âges, il faut profiter.


Pendant que mon corps commençait à ressentir de violentes douleurs au ventre, mon esprit flottait toujours dans le passé.


Cette fois, il était collé au plafond d’une vieille voiture : Celle de Martine.


Alors que la voiture toussait, alors que le moteur se noyait, Martine suppliait. Si cette foutue bagnole ne démarrait pas, elle ne pourrait pas conduire ses enfants à l’école et le juge déciderait de lui en retirer la garde.


C’était si insupportable à regarder qu’enfin je quittai ce passé pour retourner là où j’étais. Je réalisai alors que j’avais fini mon repas sans m’en rendre compte et que j’avais même avalé mon fameux gâteau au chocolat.


Edgar appelait le serveur et lui demandait s’il n’avait pas des os à ronger. Sur le coup, j’ai cru que c’était pour me les lancer. Mais non, c’était pour leur chien, Pimpin.


J’étais de plus en plus mal.

Je tremblais comme une feuille.

Une larme coula sur ma joue.

Je rassemblai mon courage et me levai enfin.


Trois pas.


Trois petits pas et j’étais à leur table.

Alors qu’ils me regardaient, surpris, je vomis mon mépris.

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