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Photo du rédacteurMartine Marie

Elle mangeait les restes

21 heures - Gare de Dijon....


Frigorifiée malgré son gros manteau en plumes d’oie, Lise, entre dans la salle d’attente en bougonnant : le train de son mari aura plus d’une heure de retard !


Sans prêter attention à qui que soit, elle se laisse tomber sur une des chaises en plastique et commence à détailler sa journée : la crise d’énervement avec la secrétaire de l’agence de voyage, son fils qu’elle a dû aller chercher en catastrophe au collège et les courses dans le supermarché bondé...Bref une de ces journées qu’elle déteste .


Les minutes s’écoulent...


Lise se calme et lève enfin la tête.

Dans la salle d’attente, une seule personne!

Une seule et unique personne, juste là, assise en face d’elle, qui somnole.


Ce n’est pas une voyageuse, ni un membre du personnel, encore moins une femme qui, comme elle, attend son mari.


Non, c’est le genre de femme qui n’attend plus rien depuis longtemps!


Pour Lise, cette vision est brutale et désagréable. Un peu comme une vilaine tache qui apparaîtrait subitement sur la toile de sa vie...


Profitant du sommeil de l’inconnue, Lise, voleuse d’âme, se met sans le moindre scrupule à la détailler, à l’analyser...


Son regard se pose d’abord sur ses pieds, enfermés dans une vieille paire de basket en toile trouée.


Lise, dans ses jolies bottes fourrées, imagine ces deux mêmes pieds traînant toute la journée dans les rues froides et mouillées de la ville...Combien de kilomètres ont-ils déjà fait pour se réchauffer ? Combien de pas traînés pour ne pas sombrer ?


Puis elle se dit que jamais elle ne pourrait porter ce bonnet bleu ridicule qui enlaidit ce visage endormi...ni d’ailleurs ce vieux jogging gris ; qu’elle souffrirait de cette superposition de chandails à grosses mailles qui laisse passer le froid...


Le froid...


Dans cette salle d’attente, Lise se réchauffe et pourtant, plus elle détaille ce petit bout de femme recroquevillée, plus des frissons lui parcourent le dos. Sa gorge se noue, ses muscles se tendent, son cœur vacille.


L’envie de pleurer devient difficile à contenir.


Ce n’est plus la vieille femme qu’elle regarde mais c’est elle-même : Et si c’était elle, assise à cette place, sans mari, sans enfants, sans maison et n’ayant plus, pour rassembler les restes d’une vie disloquée, que ces deux énormes sacs en plastique ?


Quelques larmes roulent sur ses joues.


Mais il y a un élément dont Lise n’a pas conscience sur le moment, c’est qu’en croyant pleurer sur le sort de l’autre, elle pleure égoïstement sur elle-même.


Sur le quai, un train passe .

L’inconnue sursaute et deux yeux bleu délavé apparaissent.


Regards croisés, regards gênés...


Lise, prise en flagrant délit, baisse les siens, honteuse de sa curiosité.

Nerveuse, elle cherche son portable dans son sac, histoire de faire comme si ne rien n’était et pourtant...


...Pourtant, elle sent le regard de l’inconnue.


Elle sent que ces deux yeux vides dans lesquels elle est entrée si rapidement la dévisagent maintenant froidement.


Elle sait,

Elle sent.

Elle sent qu’en ce moment « l’autre en face» la juge sévèrement d’être ce qu’elle est...


La voyageuse de la misère n’a effet aucun scrupule à la détailler. D’ailleurs, si elle n’était pas si crevée, elle pourrait presque s’amuser à lui faire peur à cette bourgeoise pleine de fric!


Mais ce que Lise ne sait pas, c’est que pour le moment l’inconnue a une autre priorité : apaiser son estomac affamé.


Dans son sac, entre une vieille couverture et un klaxon, elle retrouve les restes d’un sandwich au thon qu’elle a trouvé sur le couvercle d’une poubelle.


Elle se dit que finalement l’homme n’est pas si éloigné du chien puisque, comme lui, elle bouffe les restes des autres.


Peut-être que, se dit-elle, c’était le sien, de reste, à l’autre en face.

Elle se dit aussi qu’il ne lui faudrait pas faire grand-chose pour la faire déguerpir la bourgeoise. Franchement, plutôt que de rester à lui polluer son espace, elle pourrait aller ailleurs ! Avec l'argent qu’elle a, elle pourrait être à la table d’un café, elle !


Elle en déduit que c’est sûrement une de ces radines qu’elle rencontre dans la journée quand elle fait la manche. Celles qui refusent de donner sous prétexte que l’on n’arrangera pas la misère du monde avec une pièce.


Mais avec un euro, quand on vit dans la rue, on en fait des choses avec un simple euro !


Lise jette un coup d’œil furtif : l’inconnue la regarde avec mépris et lèche son doigt qu’elle vient de tremper dans le thon mayonnaise.


Pas de serviette...Pas de fourchette...même pas une assiette...

Lise fait un transfert : Si elle était à sa place, elle aurait honte...Honte qu’on la regarde manger ainsi.


Les émotions se bousculent : Entre la culpabilité et la pitié, elle ne sait plus vraiment que ressentir.


Ailleurs.

Oui, elle voudrait être ailleurs.


Comme si sa prière avait été entendue, elle entend le haut parleur annoncer que le train 5220 entre en gare, voie n°4.


Son supplice est fini, elle va chercher enfin son mari.


Juste avant de se lever, elle griffonne un mot sur un bout de papier qu’elle laisse traîner sur sa chaise. Un mot pour ne pas emporter avec elle la culpabilité...


L’inconnue au bonnet bleu la regarde s’en aller.

Il n’y a plus personne dans la salle d’attente...plus personne...plus d’espoir, plus de vie à s’imaginer...plus rien à critiquer, se dit-elle enfin la gorge serrée.


Quand, soudain, son œil est attiré par un bout de papier sur la chaise en face.


Elle se lève et découvre dessous un billet de 20 euros accompagné d’un petit mot :


Madame,


Je suis désolée...

Je n’ai que 20 euros dans mon porte-monnaie

J’aurais bien aimé vous parler mais j’ai eu peur de vous déranger.


Au revoir....


Lise


Lise...c’est joli dit-elle tout bas...


Alors la voyageuse de la misère serre très fort ce petit bout de papier et se met à crier très fort dans la salle d’attente de la gare : MARIA.... JE M’APPELLE MARIAAAAAAAAAAAAAA !

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